ETHNOLOGIE - Ethnologie générale

ETHNOLOGIE - Ethnologie générale
ETHNOLOGIE - Ethnologie générale

L’ethnologie a normalement pour données de base les relations découlant des nécessités de la vie en société. Ces relations sociales ont leurs modèles, mis en évidence par la répétition (par exemple, un père de famille joue avec ses enfants tous les soirs en rentrant du travail). Elles tendent à former un système, lié à d’autres et en partie déterminé par eux. Ainsi, aux rapports réguliers d’un homme avec ses enfants pendant le jeu répondent ceux qu’il entretient avec eux à table et à la maison en général, sans oublier l’importance considérable, en ce cas, de ses liens avec leur mère. Peut-être dépendent-ils de ses relations économiques (quitter la maison pour ses affaires) ou de ses relations juridiques (recevoir la garde des enfants à l’occasion d’un divorce). De ces systèmes interdépendants de relations sociales, les éléments principaux, envisagés avec une abstraction suffisante, forment la structure sociale.

On définit parfois les structures sociales comme des modèles idéaux ou formels, qui représentent les principes fondamentaux d’une société ou d’un système social (E. R. Leach et Lévi-Strauss). Moins formellement, la notion peut s’appliquer aux groupes les plus permanents ou à d’autres aspects stables du système social (Evans-Pritchard), au réseau des relations à l’intérieur du système (Radcliffe-Brown, F. R. Eggan), ou à l’interdépendance capitale des relations fonctionnelles dans la société (S. F. Nadel). Tous ces concepts sont toutefois corrélatifs dans la mesure où régularité, interdépendance et stabilité des relations sociales dépendent beaucoup de l’image idéale portée par la société. L’observateur doit donc posséder une capacité d’abstraction considérable qui lui fasse saisir les aspects formels.

La structure sociale est en quelque sorte l’anatomie de la société: elle en révèle le cadre fondamental. Cependant, le comportement des individus varie, les uns se conformant aux règles instaurées, les autres non. Tout le monde ne suit pas les règles légales et morales du mariage; d’ailleurs, tout homme, toute femme ne se marie pas nécessairement. Certains pères veillent à assurer largement l’éducation de leurs enfants et à guider leur développement social. D’autres leur permettent de se frayer leur propre route. Dans tous les domaines de l’activité, l’orientation prise par l’individu est fonction du choix qu’il fait entre plusieurs possibilités. On peut appeler organisation sociale l’ensemble des activités de ce type.

1. L’organisation de la vie sociale

Une société primitive se caractérise d’emblée par son importance numérique: elle se limite à quelques centaines ou quelques milliers de personnes, atteignant très rarement quelques centaines de milliers. Bien que soit démontrée l’importance des études démographiques pour l’analyse structurale (M. Fortes et d’autres), la taille seule n’est pas le facteur décisif.

Dans une telle société, presque toutes les relations interpersonnelles sont des relations directes, à moins que l’influence occidentale n’ait introduit les communications écrites. De plus, pour des causes techniques et sociales, les déplacements sont beaucoup moins fréquents. L’individu aura donc un champ de relations moins étendu que dans une société occidentale; en revanche, ces relations seront plus stables. Presque toutes les relations s’établissent entre personnes qui se connaissent d’avance. Il ne peut être question de contacts impersonnels quotidiens comme avec un vendeur ou un fonctionnaire, par exemple.

Ce facteur de proximité – formellement exprimé en termes d’associations de voisinage ou de groupements locaux – est très important dans les relations sociales. Les unités de maisonnée, de logement, de hameau, de village ou de quartier sont très variables. Elles servent de base à une coopération, économique ou plus générale. Elles tendent à déterminer le mode de regroupement de la parenté, puisque la propriété et d’autres droits s’y rattachent d’ordinaire. Dans une société primitive, le champ des occupations et des activités sociales particulières est beaucoup plus restreint qu’en Occident: les rôles sont loin d’être aussi différenciés. Pour la plupart des membres, il s’agit essentiellement de se procurer de la nourriture, avec à peu près les mêmes techniques, ce qui restreint considérablement les types de rapports possibles pour une personne donnée. Par contre, ceux que l’on rencontre peuvent assumer plusieurs fonctions, chaque relation est un réseau. Le même individu peut être père, chef de guerre, juge, responsable économique, professeur et prêtre.

L’ethnologie doit démêler pour les analyser (parfois de manière arbitraire) les catégories de rapports: économiques, politiques, juridiques ou religieux. Cette imbrication le conduit à souligner l’interdépendance, c’est-à-dire à chercher le rôle joué en chaque domaine par les relations tout en conservant le schéma global de la société.

En toute société, les individus s’ordonnent en groupes, familles, villages, clans, associations professionnelles, classes d’âge. Dans une société primitive, ces groupes ont tendance à être clos plutôt qu’ouverts (c’est-à-dire que la plupart recrutent leurs membres par la naissance) et il est obligatoire d’en faire partie. Dans une société de ce type, un individu n’appartient pas normalement à un groupe fondé sur l’adhésion volontaire, encore que certaines communautés connaissent des cercles et des sociétés secrètes qui se recrutent sur une telle base.

Chez les prinitifs, l’appartenance à un groupe fait partie du comportement normal. Les compétences et les intérêts ne sont guère facteurs de différenciation; on se basera donc sur l’âge, le sexe, le voisinage et la parenté. L’individu peut rarement changer de groupe. La soumission aux vœux et aux règles de ses pairs est importante pour le bien-être ou même pour la survie.

À moins d’influences extérieures, de catastrophe naturelle, de pénétration économique ou de conquête, le changement social se fait lentement, bien qu’il ne soit en aucune façon exact que toutes les sociétés primitives sont statiques, ainsi qu’on l’a quelquefois supposé. Mais quand une petite société primitive entre en contact avec la civilisation occidentale, les changements sont nécessairement rapides et peuvent devenir catastrophiques. Les techniques nouvelles modifient les schémas anciens de travail et de coopération; des activités nouvelles s’offrent aux individus; l’introduction de la monnaie accélère les échanges, fournit un moyen plus général d’appréciation et la richesse devient plus facile à conserver. Les missions, l’administration et divers autres facteurs de développement introduisent de nouvelles habitudes et valeurs et portent atteinte aux institutions de cette population. Les contrôles traditionnels perdent de leur force; il en résulte souvent une désagrégation sociale. Dans les cas extrêmes (par exemple dans les bidonvilles africains), la criminalité augmente dans des proportions considérables. Cependant, certaines sociétés réussissent à relever leur niveau de vie matériel, à développer la taille et la complexité de leur organisation économique et politique sans que leur éthique en soit modifiée radicalement. Parfois, elles réagissent en inventant de nouvelles formes sociales et rituelles, comme la danse de l’Esprit des Indiens d’Amérique du Nord, qui est une reviviscence consciente et organisée de leur culture originelle, où les cultes des marchandises de Nouvelles-Guinée, tentatives rituelles pour se rendre maître des richesses qui sont aux mains des Européens.

Tout cela a entraîné des modifications subtiles et profondes dans la structure sociale; il ne s’agit pas d’un simple mélange d’éléments primitifs et d’éléments civilisés, mais de phénomènes originaux, de structures nouvelles qui requièrent des études techniques d’approche particulières.

2. Groupements par âge et par sexe

Toute société opère des distinctions selon l’âge et le sexe. Chez les primitifs, la femme est avant tout responsable des jeunes enfants et de la plupart des tâches domestiques; relèvent de l’homme, au contraire, les activités qui impliquent travail pénible, éloignement du foyer ou usage de la violence (chasse ou combat). Le contrôle formel des affaires internes du groupe ou des relations extérieures est presque entièrement aux mains des hommes, même si les femmes jouissent d’un large pouvoir informel. Chez les Iroquois, elles avaient le pouvoir de nommer et de déposer les chefs, mais seuls les hommes pouvaient être chefs. Les reines, ou chefs féminins, comme chez les Lovedus en République sud-africaine, sont généralement démunies de tout pouvoir réel ou sont symboliquement considérées comme des hommes. La division du travail entre les sexes est très variable: ici la culture de la terre revient aux hommes; ailleurs elle est dévolue aux femmes. Violer les règles locales peut provoquer l’hilarité ou le scandale; souvent les tâches d’un sexe sont rituellement interdites à l’autre. Partout, le sexe est symbolisé par des différences dans le vêtement, la parure et l’étiquette. Il peut être aussi souligné par des cérémonies rituelles ou dans des mythes.

L’anciennenté sert aussi à opérer des distinctions sociales. Il est rare que les vieillards soient considérés comme une charge: presque toujours, le grand âge est très respecté. Quand l’écriture est inconnue, que les savoir-faire et l’héritage culturel changent peu au cours des générations, les hommes âgés sont évidemment les dépositaires de la sagesse et de l’expérience. Poussé à l’extrême, ce respect mène à la gérontocratie, ou gouvernement des vieillards. En ce cas, les anciens se réservent des privilèges particuliers, souvent le droit d’épouser en priorité les jeunes femmes; leur position peut aussi être renforcée par un savoir magique ou des tabous. Parfois, le principe des âges est formalisé par un système de grades. Le changement de statut, de l’enfant à l’adulte, est marqué par une cérémonie d’initiation (comprenant d’ordinaire une ordalie). Les initiés forment un groupe, avec droits et devoirs particuliers. Peut-être des fêtes rituelles, avec remise officielle d’insignes, marqueront-elles qu’un groupe d’âge est passé d’un statut à un autre. De toute façon, même s’il n’existe pas de classes d’âge, l’ancienneté reste un principe très important.

3. Les liens de parenté

L’ethnologie a permis de comprendre avec précision la nature de la parenté; c’est l’une de ses contributions les plus importantes. La parenté est la reconnaissance sociale de liens biologiques réels ou supposés, qui se créent par les naissances et les mariages. La continuité de toute société dépend de la procréation et de l’éducation des nouveaux membres. La légitimité des enfants engendrés est assurée par le système de parenté. Aux personnes et aux groupes responsables de veiller sur eux, de les former et de leur donner la place qui leur revient dans la société.

L’unité minimale de parenté est la famille élémentaire (nucléaire, individuelle): elle comporte le père, la mère et les enfants. Presque tous les adultes appartiennent à deux familles de ce type, que W. L. Warner appelle famille d’orientation (celle où l’on est né ou adopté) et famille de procréation (celle où l’on est soi-même père ou mère), familles qui, en se liant les unes aux autres, forment un cadre complexe de rapports, comprenant des liens de consanguinité (par le sang) et d’affinité (par mariage). L’adoption simule la consanguinité. Dans la plupart des sociétés humaines, la parenté joue un rôle dans les affaires économiques, politiques, judiciaires et rituelles.

Les premières recherches sur le sujet en ethnologie commencèrent par des études de terminologie de L. H. Morgan. Il chercha, ainsi que d’autres à la même époque, à classer les termes des systèmes de parenté en les considérant comme des stades de l’évolution humaine, correspondant à des niveaux de développement politique et technologique. Si une distorsion apparaissait entre la terminologie et la structure sociale, ces penseurs émettaient l’hypothèse d’un état antérieur de la société où existait une exacte correspondance: Lowie, Radcliffe-Brown et Malinowski contestèrent cette théorie évolutionniste et insistèrent sur l’analyse et la comparaison de sociétés contemporaines pour déterminer des principes généraux. On abandonna, parce que vaine, toute spéculation sur les origines des institutions humaines, qui avait été le moteur de l’ethnologie à ses débuts.

Pour les savants d’aujourd’hui, la signification des termes de parenté ne peut pas être comprise sans se référer au schéma général du comportement lié à ces relations. Néanmoins, le vocabulaire apporte des indices pour saisir la structure d’une société. Il fait apparaître la classification des liens familiaux, il reflète le système de descendance et fournit des symboles linguistiques à maints comportements sociaux.

Famille nucléaire et famille étendue

Considérée comme unité élémentaire, la famille nucléaire se distingue nettement de l’unité domestique qu’est la maisonnée, même si ces unités se recouvrent en fait. Selon les statistiques, la famille élémentaire est fréquemment l’unité de base pour la résidence; elle dispose d’un logement distinct. Dans de nombreuses sociétés, cependant, comme en Malaisie, le jeune couple commence sa vie matrimoniale dans la maison de l’un des parents, plutôt que dans une nouvelle maison (habitat «néolocal»). S’il réside chez les parents du jeune homme, l’habitat sera «patrilocal» ou, mieux, «virilocal»; «matrilocal» ou «uxorilocal» dans le cas contraire. Dans une unité domestique de ce type, les membres forment une famille élargie (ou «étendue»). Comprenant deux ou plusieurs frères ou sœurs, leur conjoint et leurs enfants, une maisonnée pourrait s’appeler famille mixte (joint family , fraternelle ou sororelle, suivant le cas). Dans quelques sociétés, comme dans les campagnes turques, les deux sortes de structures peuvent apparaître à la mort du chef de famille. Les ethnologues modernes prennent de plus en plus conscience de la signification que revêt le cycle de développement dans la structure et les activités de ces groupes domestiques.

L’étude de la descendance est aujourd’hui capitale pour l’ethnologie. Né (ou adopté) dans un foyer, on appartient quant à la descendance à un ensemble plus vaste, en fonction du père ou de la mère, ou bien d’un seul des parents. Les liens de filiation établis d’après un seul des parents sont dits unilinéaires; il s’agit d’un lignage: patrilignage si, par les hommes, il concerne les descendants d’un même ancêtre, avec leurs sœurs et leurs filles; matrilignage si, par les femmes, il concerne les descendantes d’une ancêtre, avec leurs frères et fils. Un lignage forme d’ordinaire un corps dont les membres ont en commun des droits et des devoirs. Le nombre des générations qui le compose n’est pas fixe, mais il est en général de cinq à dix. Souvent, d’ailleurs, les rapports généalogiques d’un lignage important sont imprécis ou même inventés et sans base historique. Le lignage, comme élément structurel, peut résulter d’un processus de ramification: ainsi, lorsque les fondateurs de deux ou trois petits lignages sont donnés pour frères, on a affaire à un seul grand lignage dont les descendances moins importantes sont les segments; ce processus de segmentation peut aller très loin. Evans-Pritchard, M. Fortes, E. R. Leach, A. W. Southall, J. Middleton ont montré que bien des rapports politiques et rituels dans une société primitive relèvent de cette structure segmentée.

Dans beaucoup de sociétés, l’exogamie est de règle: un homme n’épouse pas une femme issue de son propre lignage; les mariages établissent alors des relations de lignage à lignage. La structure des sociétés patrilinéaires (Nuer, Tallensi, Tikopia), où l’homme appartient au groupe de son père, est très différente de celle des matrilignages (Nayar, Trobriandais, Hopi, Dobu), où il relève du groupe du frère de sa mère.

Rôle de l’habitat et du clan

Le modèle régissant l’habitat joue un grand rôle dans le fonctionnement du principe unilinéaire. Chez les Tallensi, les maisonnées de frères et de fils de frères sont habituellement voisines, puis les maisonnées d’une même zone forment un lignage plus vaste et ainsi de suite, reflétant la structure du lignage. Chez les Nuer, cette localisation existe, mais elle est fictive car souvent les hommes vivent avec leurs parents par leur mère ou par leur femme. Le problème est plus complexe dans les sociétés matrilinéaires. Peut-être tous les hommes d’un même lignage vivent-ils ensemble, mais leurs enfants appartiennent au lignage maternel. Chez les Trobriandais, pour surmonter cette difficulté, les fils rejoignent les frères et leur mère à l’adolescence. Si toutes les femmes d’un lignage vivent ensemble, aucun homme du lignage ne peut être présent pour diriger les affaires, sauf si, comme chez les Hopi, frères et sœurs vivent normalement dans le même village. Les Yao du Nyassaland résolvent le problème en permettant au fils aîné de chaque série de sœurs (groupe sororel) d’habiter auprès de ses sœurs (avec sa propre épouse) afin de s’occuper de leurs affaires. Dans les îles d’Entrecasteaux, chez les Dobu, les couples vivent alternativement dans le village du mari et dans celui de la femme. Chez les Nayar, les maris rendent seulement visite à leur femme; la maison commune abrite frères, sœurs et enfants des sœurs (nés des maris en visite). Ici, comme souvent, les membres du lignage qui ne font pas partie de la famille mixte ne vivent pas à proximité mais ils lui restent liés par un ensemble de droits, devoirs, rites et symboles.

Le terme de clan, dont le sens est souvent vague dans les travaux anciens, désigne d’ordinaire soit un groupe qui affirme descendre d’un seul ancêtre, soit, comme le proposait G. P. Murdock, un groupe de parenté contractuel avec communauté de résidence. Autrefois, on définissait le clan comme une unité exogamique, mais une définition aussi rigoureuse ne se justifie pas. Le mot est aujourd’hui réservé aux groupes de descendance unilinéaire, malgré le caractère bilatéral des clans écossais qui servirent de point de départ.

Systèmes de lignage

Il existe des sociétés où les deux systèmes, matrilinéaire et patrilinéaire, coexistent à des fins sociales différentes. Il s’agit de la descendance unilinéaire double. Ainsi, chez les Yakö du Nigeria, comme l’a montré C. D. Forde, maisonnée et groupe d’exploitation agricole sont fondés sur le lignage patrilinéaire; mais, malgré l’absence de résidence commune, le lignage matrilinéaire est d’une grande importance pour les systèmes politiques et religieux. L’influence occidentale tend à faire éclater les groupes de parenté relativement vastes, à mesure que s’affirment les droits des individus. A. I. Richards et M. Fortes ont montré que les pères, en système matrilinéaire, chez les Bemba et les Ashanti, reprennent les fonctions traditionnellement dévolues aux frères de la mère.

Vers 1960, on commença à s’intéresser aux systèmes non unilinéaires (bilatéraux ou bilinéaires), où les liens qui font un lignage passent aussi bien par la mère que par le père. Chez les Maori, d’après les études de R. W. Firth, on adopte celui de la mère ou celui du père, en fonction du lieu de résidence et de la continuité des droits fonciers.

Bien des sociétés ne connaissent pas de système de descendance déterminé. Des groupes de parenté existent, mais ils sont différents pour chaque ensemble d’enfants de mêmes parents. La parenté d’un individu, sans former un groupe à d’autres fins, peut être considérée comme responsable de ses délits. Chez les Kalinga de Luzon, en cas de meurtre, la responsabilité peut théoriquement aller jusqu’au cousin au troisième degré du meurtrier (mais, pratiquement, ne remonte pas au-delà du second degré).

La descendance est à distinguer de la capacité d’hériter de la propriété ou du droit de succession aux charges. Certains types de biens se transmettent par le père dans une société matrilinéaire; ou bien le fils de la sœur hérite de la charge de son oncle maternel dans une société patrilinéaire. Cependant, dans les sociétés où la descendance est mal définie, succession et héritage se font normalement selon un mode patrilinéaire, car les hommes sont détenteurs d’une autorité plus grande.

Même si le lignage est déterminé par un seul côté, des liens étroits n’en sont pas moins maintenus avec ceux qui en sortent par le mariage et avec leurs rejetons: on continue de porter un vif intérêt à leur bien-être. Les liens de génération ou de parenté, quel que soit le degré de parenté et la solidarité d’un groupe de frères et sœurs, sont des régulateurs importants du comportement.

4. L’institution matrimoniale et ses règles

Exogamie et endogamie

Toutes les sociétés distinguent les relations sexuelles occasionnelles, ou la cohabitation, d’avec l’union officiellement reconnue en vue de fonder un foyer. Une même société admet souvent plusieurs formes d’union. Par le mariage, des groupes de parenté sont amenés à entretenir des relations assez stables, du fait de leur intérêt commun pour les conjoints et leur postérité. Très souvent, on considère ces rapports interfamiliaux comme illégitimes à l’intérieur d’un groupe: clan, lignage ou village; un tel groupe est alors appelé exogamique. L’exogamie a une fonction d’intégration considérable en créant des liens entre des groupes qui pourraient être ennemis. Inversement, l’endogamie, au sens strict, interdit de se marier à l’extérieur d’un groupe défini; mais le terme désigne aussi une tendance à se marier à l’intérieur d’un groupe. Cette pratique est la marque propre des minorités religieuses et ethniques dans les sociétés civilisées. En Inde, chaque sous-caste tend à être endogame pour des raisons religieuses.

L’endogamie stricte est rare dans les sociétés primitives, par contre les règles fixant ou discutant le choix de l’épouse sont extrêmement fréquentes. Souvent, on se préoccupe de maintenir, de génération en génération, des liens d’affinité entre deux groupes; ainsi naît en système unilinéaire la règle du mariage entre cousins croisés, l’homme prenant femme soit dans le groupe où s’est mariée la sœur de son père, soit dans celui dont est issue sa mère (il peut aussi donner sa sœur en mariage à un homme de ce groupe). Comme l’ont observé C. Lévi-Strauss, E. R. Leach et G. C. Homans, avec D. M. Schneider, des règles préférentielles de ce type entretiennent la stabilité des rapports d’un groupe à l’autre.

Dans toutes les sociétés, le mariage est marqué par une cérémonie; on échange des cadeaux, au moins des aliments. Dans beaucoup de sociétés, les femmes sont cédées par le groupe de leurs parents masculins; il faut payer le prix de l’épouse ou de sa fortune, la famille du marié donnant beaucoup plus que celle de la mariée; une dot s’y ajoute parfois. Ces donations peuvent s’échelonner sur une assez longue période par le paiement des récoltes chaque année.

La monogamie et la prohibition de l’inceste

La monogamie est habituelle dans tous les types de sociétés, et la polygamie exceptionnelle, même si elle représente l’idéal; mais souvent, il est permis d’avoir plus d’une femme (polygamie) et parfois plus d’un mari (polyandrie). Chaque union est un mariage en soi, parfois à vrai dire avec des cérémonies simplifiées. En régime polyandrique, les maris d’une même femme sont le plus souvent frères, comme dans certaines régions du Tibet, ou bien ne résident pas avec leur femme, comme chez les Nayar, qui connaissent polyandrie et polygamie.

En toute société, les relations extraconjugales avec une femme mariée sont considérées comme un tort, du moins à l’égard du mari. La réaction devant l’adultère varie depuis une modeste réparation du dommage jusqu’à la mise à mort des deux parties, en passant par le divorce. Mais, parfois, certains parents – un jeune frère non marié du mari ou, chez les Trobriandais, le fils du frère – ont un privilège sur ce point ou bien reçoivent une autorisation spéciale à l’occasion de certaines fêtes. Les relations préconjugales sont en général tolérées, mais une grossesse dans ces conditions est chose grave, car elle risque de faire naître un membre illégitime de la société, sans position définie.

La plupart des sociétés reconnaissent le divorce, mais il est presque inconnu en certaines d’entre elles. À plusieurs reprises, on a essayé de mettre le taux des divorces en rapport avec la structure du groupe de descendance ou de la maisonnée, ou encore avec le montant de la dot, mais aucune théorie satisfaisante ne s’est dégagée, car la définition du mariage et du divorce diffère suivant les sociétés et rend difficiles les comparaisons quant à la stabilité du mariage.

Partout existent des règles contre l’inceste, qu’il ne faut pas confondre avec celles de l’exogamie. La prohibition du mariage à l’intérieur d’un groupe particulier ne se confond pas avec une règle universelle interdisant les relations sexuelles entre proches parents, plus spécialement entre membres d’une famille élémentaire. Assez généralement, l’inceste est considéré comme entraînant une punition surnaturelle, comme un péché; parfois ce sont là les seules punitions, comme chez les Tikopia.

5. Statuts et stratification

Place de l’individu dans la société

Le statut est la position sociale d’un individu avec les droits et devoir afférents. Le mot implique stratification. Cette analogie spatiale recouvre plusieurs significations: un homme occupe une «situation élevée» s’il est à même de régler la conduite des autres, soit en donnant des ordres, soit par son influence, ou s’il tient son prestige d’une charge importante, ou encore si sa conduite lui a valu l’estime de ses compagnons. La position relative est l’un des principaux facteurs déterminant le comportement réciproque des individus, et la recherche du statut social est, semble-t-il, un objectif humain primordial. Le statut des individus varie suivant le contexte social; ainsi, la place d’un homme dans son groupe de parenté contribue à préciser sa place dans la communauté. Chez les Hopi, comme l’a montré F. Eggan, le lignage, bien qu’anonyme, contient les mécanismes permettant la transmission des droits relatifs au sol, aux maisons, au savoir en matière de cérémonies, ce qui est fondamental pour le statut personnel. Chez les Tallensi (d’après Fortes), un jeune garçon dont le père est mort est chef de maison et vaut un homme plus âgé, tandis qu’un homme mûr vivant sous le toit paternel n’est rien de plus qu’un enfant. Le statut peut être déterminé par des considérations d’ordre professionnel, comme en Afrique Noire, où les forgerons forment communément un groupe distinct de condition inférieure. En Inde, les balayeurs forment la caste la plus basse, parce qu’ils touchent des excréments humains. Le statut est étroitement lié à l’étiquette et à la moralité et souvent il grandit avec la prodigalité.

Les systèmes de classe

Les classes sociales sont des groupes à l’intérieur d’un systéme hiérarchisé ; les membres entretiennent des relations d’abord à l’intérieur de leur propre groupe et secondairement avec la classe supérieure ou inférieure. Les classes sont rares dans les sociétés primitives, mais il existe presque toujours un certain genre de stratification. Les systèmes fondés sur l’âge, fréquents en Afrique orientale, peuvent eux-mêmes ressembler à une structure de classes. Dans certaines sociétés, clans et lignages sont aristocratiques ou roturiers, ou bien vont du clan royal aux clans méprisés parce qu’ils exercent un métier vil ou descendent d’esclaves. Dans les émirats d’Afrique occidentale, on trouve un véritable système de classes: un paysanat semi-païen est sous la coupe d’une classe urbaine qui détient les capitaux et s’en distingue, comme l’a montré S. F. Nadel, par le vêtement, la langue, l’étiquette et les mœurs. Un exemple très frappant: les castes en Inde, telles que les ont analysées S. C. Dube, M. N. Srinivas, F. G. Bailey, K. Gough, A. C. Mayer, M. Mariott et d’autres. Dans les villages indiens, les individus appartiennent à de petits groupes endogames (sous-castes), fondés sur des activités traditionnelles; ils vont du brahmane à l’intouchable; quoique l’ordre exact pour les sous-castes intermédiaires ne soit pas toujours unanimement reconnu. Tout contact avec une personne d’une caste inférieure (recevoir à manger ou à boire de sa main, la toucher) est une souillure; il faut alors se purifier selon les rites. Il est très difficile d’échapper à ce système, bien que l’influence de l’Occident ait assoupli certaines règles et que beaucoup de citadins jouissent d’une assez grande liberté.

6. Relations économiques

Le comportement économique a des implications sociales; il dépend des relations mises en jeu par la production ou l’échange des biens et services et en même temps il les modifie.

Les relations économiques dans une société primitive sont plus personnelles que dans une société industrialisée: souvent, on n’y trouve ni employeur, ni employé, ni salarié, ni capitaliste. L’individu travaille non seulement pour gagner sa vie, mais aussi parce que son activité est un élément d’un ensemble plus vaste d’obligations sociales. Dans presque toutes les sociétés non industrielles, l’unité fondamentale est la famille ou la maisonnée, plutôt que l’individu. Sous la direction du chef de maison, les membres se répartissent les tâches courantes (se procurer et préparer la nourriture, par exemple) en se réglant sur les modèles reconnus de division du travail en fonction de l’âge et du sexe. La collaboration doit parfois déborder le cadre de la maisonnée: repiquage du riz, équipage de canoë, groupe de chasseurs. La coordination du travail dépend alors des droits et devoirs de la parenté, ou bien de l’autorité centrale de la communauté, ou encore du rituel et de la magie. Malinowski l’a bien montré, quand il a analysé l’importance du magicien-jardinier et de ses rites dans l’agriculture des villages trobriandais. Lorsque sont rassemblés un grand nombre de travailleurs, le bénéficiaire offre de la nourriture, ou peut-être de la bière (en Afrique). Il peut aussi faire des cadeaux, mais d’ordinaire sans stricte appréciation du service rendu. Il paiera de retour en travaillant pour les autres. Un spécialiste recevra généralement un salaire supplémentaire, fixé le cas échéant par la tradition.

La propriété est toujours réglée par un ensemble de droits qui autorisent le possesseur à exiger des redevances. Dans les sociétés primitives, ces droits vont de la possession d’objets matériels à des relations très complexes, comportant possession en commun de terres, rites, magie. La terre constitue la plus importante ressource et les problèmes que pose la propriété foncière sont souvent difficiles à saisir. Pour les autres biens, le type de possession est en général plus familier aux Occidentaux: la nourriture appartiendra à l’individu ou au ménage; l’habitation au chef de maisonnée, sous réserve des droits des autres membres. Outils et instruments sont d’ordinaire propriété individuelle, mais les titres sociaux, les chants, les danses, les invocations magiques et les remèdes appartiennent soit à la personne, soit au groupe et peuvent souvent faire l’objet de vente et d’échange.

Alors que la plupart des compétences sont réservées à des individus bien déterminés, les biens ne cessent de changer de mains et les services réciproques sont continuels. Mauss, Malinowski, Firth, R. Thurnwald et M. J. Herskovits ont très fortement mis en valeur le principe de réciprocité, ou compensation de base; Lévi-Strauss a dégagé la signification de l’échange des femmes. Une prestation (une dette payée en biens ou en services) est normalement un élément d’un ensemble de rapports déjà établis entre deux populations. Si les deux parties sont approximativement de statut égal, il y aura compensation équivalente, directe ou indirecte. Il faut que le donateur soit de condition plus élevée pour qu’un don volontaire reste sans contrepartie, la compensation de base étant alors le prestige.

Un système économique primitif est souvent référé explicitement au système politique et religieux. La productivité est censée dépendre des dieux ou des esprits ancestraux et un ensemble de rites vise à obtenir leur aide ou bienveillance. La manière d’allouer la terre et de distribuer les produits est le moyen essentiel qui permet aux chefs et autres responsables de maintenir le statut social et le pouvoir.

7. Relations politiques

Par relations politiques, on entend la conduite des affaires publiques, intérieures et extérieures. Bien qu’elles visent essentiellement à régler le comportement, elles ne se fondent pas purement et simplement sur la force, même dans le groupe le plus élémentaire.

Types d’organisations

Beaucoup de sociétés primitives ne connaissent ni organisation législative ou judiciaire, ni chef de groupe dépassant le niveau du village ou du camp. Cependant, les affaires intérieures aussi bien d’extérieures sont habituellement conduites de façon ordonnée et des ethnologues comme Lowie parlent de «politique», même s’il n’y a pas de gouvernement constitué. Mais la classification des systèmes politiques primitifs reste encore aléatoire du fait de leur grande diversité. Pour s’en tenir à l’Afrique, on passe des villages autonomes des Thonga, aux grands royaumes de Nupe et de Ganda.

Fortes et Evans-Pritchard distinguaient trois types d’organisation en Afrique: les petites sociétés non étatiques fondées sur la parenté (exemple: les Bochimans); des sociétés plus vastes, encore non étatiques, fondées sur un lignage à segments avec une autorité non centralisée, mais aussi certaines fonctions à portée politique (exemple: les Nuer); enfin les États unitaires, disposant d’une autorité centrale et spécialisée (exemple: les Bemba). I. Schapera démontra par la suite que, dans le premier type, à côté des liens de parenté, des liens territoriaux avaient aussi une portée politique; J. Middleton et D. Tait ont relevé en Afrique beaucoup d’autres types intermédiaires. Dans les systèmes politiques du village, il n’y a pas de lignage commun, mais, en Afrique centrale, par exemple, la parenté et le voisinage servent de base à l’organisation du pouvoir et de l’autorité sous la conduite des chefs et d’autres dirigeants.

S’il s’agit d’un groupe important, sans gouvernement proprement dit, il aura souvent recours au principe unilinéaire d’organisation. Chez les Nuer, les divisions territoriales sont désignées d’après les branches du lignage, sans leur correspondre exactement toutefois; aucune autorité bien définie ne coiffe les différents éléments du lignage: en cas de conflit, nul dirigeant n’a le pouvoir d’imposer une compensation à un groupe et de rétablir la paix; cependant un vieillard, revêtu de certains pouvoirs (Evans-Pritchard l’appelle le «chef à peau de léopard»), y parvient en général. Ainsi, dans ce peuple indépendant et querelleur, les relations de groupe à groupe s’organisent d’après des principes moraux reconnus par tous.

En maints endroits dans le monde, les chefs constituent le gouvernement. Chez les Bemba, étudiés par A. I Richards, le chef souverain règne sur un territoire immense. Il a des conseillers, des experts, des spécialistes des rites, sans compter toute une série de courtisans et d’ambassadeurs et il réside dans une «capitale », beaucoup plus grande qu’un village ordinaire. Les membres du clan royal régissent des portions du territoire en qualité de chefs inférieurs et disposent pareillement de capitales et de cours; en dessous, des dirigeants responsables devant eux. Ainsi se trouve unie politiquement une population importante, plus importante que ne le serait un simple groupe familial. Sa taille est fonction de la force et de l’efficacité de son administration, mais aussi de la fidélité aux liens qui symbolisent l’unité du groupe.

Relations entre groupes

Les rapports entre groupes autonomes dépendent de leur taille et de leur organisation, ainsi que du milieu. L’attitude normale est souvent l’hostilité, comme dans certaines régions de Nouvelle-Guinée. L’unité interne, dans un certain type de système politique, repose en partie sur l’opposition aux groupes extérieurs.

Les objectifs des guerres entre communautés primitives sont très variables, tout comme leur férocité. Elles sont conduites selon des règles établies: dans les conflits entre groupes voisins qui ont des liens de parenté, on se tuera peu; ainsi chez les insulaires d’Andaman. Les femmes et le territoire, comme disent les Maori, sont l’objectif le plus courant. Les razzias périodiques de bétail ou d’esclaves (pratique courante à une certaine époque un peu partout en Afrique) étant dépourvues de toute idée de conquête: une guerre de conquête est inconcevable si le conquérant ne dispose pas d’une organisation étatique, qui lui permette de contrôler ses sujets. En contexte primitif, rares sont les grands conquérants comme Chaka, le puissant roi zoulou du XIXe siècle.

La direction et l’organisation de la guerre sont souvent ad hoc , sans structure, bien que parfois le chef de guerre soit le chef de tribu. Certaines sociétés ont ou avaient des chefs de guerre, sans autre tâche politique, comme chez les Indiens d’Amérique. En Afrique du Sud et en Afrique orientale, il y avait des régiments de guerriers, fondés sur un système de classe d’âge. C’est à ces régiments, réorganisés et installés dans des casernes royales, que Chaka dut sa puissance et ses succès militaires.

L’autorité et ses modes d’exercice

Là où l’écriture est inconnue, l’autorité repose sur le contact personnel entre le peuple et le dirigeant ou ses agents. Tout un cérémonial et un ensemble de récits visent à transmettre les normes et à les fixer dans les mémoires. La société se refère au passé pour donner force aux règles et aux valeurs. La législation explicite est très rare. D’autre part, la transmission orale permet des rajustements continuels, pas toujours très conscients.

Partout existent des arbitrages informels: souvent, aucune sanction n’appuie le verdict, mais l’opinion publique peut avoir une grande influence. Dans certaines sociétés indiennes d’Amérique, comme l’a montré Lowie, le rôle d’arbitre ne pouvait être exercé que par un homme qui n’était pas chef de guerre. La hiérarchie politique, dans les sociétés plus complexes, coïncide avec une hiérarchie judiciaire, avec droit d’appel au chef suprême. Bien des sociétés africaines ont des tribunaux avec de fréquents procès.

Quel que soit le niveau d’organisation, le système politique assure régulation et vérification des dirigeants (même si, comme en Polynésie, le chef est traité avec une grande déférence). Chez les Bantous du Sud une clause prévoit l’assemblée de tout le peuple; ailleurs, comme chez les Tikopia, le chef doit transmettre ses ordres par des subordonnés qui peuvent, avec l’appui de l’opinion publique, adroitement les éluder; ailleurs encore, chez les Bemba par exemple, le chef dépend de la bonne volonté de fonctionnaires religieux, qui ont le droit de lui refuser leur concours. Seul le chef qui monopolise la force est en mesure d’établir une tyrannie, qui, par ailleurs, suppose une organisation politique et militaire assez complexe. Les sanctions rituelles dont dispose un souverain peuvent être d’un grand poids, mais elles lui inspirent aussi des règles de conduite, qui limitent son pouvoir.

La cohésion du groupe et son symbolisme

Pour garder sa cohésion, un peuple doit se penser comme unité et disposer pour cela de symboles d’union. Plus la valeur émotionnelle du symbole a de puissance et plus grand sera le loyalisme à l’égard du groupe. Symbole d’union fréquent et efficace, le chef signifie à la fois bien-être et fécondité pour la société; il est ainsi sacralisé et reçoit d’importantes fonctions rituelles. À la limite, on le considérera comme l’incarnation d’une divinité. Parfois, comme chez les Shilluk, sa force personnelle conditionne la santé du groupe; on a prétendu même que, jadis, s’il était malade ou vieux, on le mettait à mort. Autre possibilité: le chef religieux et le souverain sont des personnes distinctes mais interdépendantes.

L’influence des rites religieux dans les relations politiques est parfois importante. Chez les Tallensi, il n’y avait pas de chefs laïcs: des responsables religieux organisaient, chaque année, une grande fête des différents clans, qui étaient tenus, pendant cette période, de régler toutes les querelles et de s’abstenir de tout acte d’hostilité. Dans la plupart des sociétés primitives, l’organisation politique est liée au rituel et au symbolisme.

8. Relations rituelles

Un rite est un acte formel qui n’a pas de corrélation technique avec un but immédiat, mais auquel on attribue une force intrinsèque. Il est souvent symbolique et d’ordinaire référé étroitement aux mythes et dogmes qui expliquent son symbolisme et contribuent à lui donner sa force. Les comportements rituels vont depuis le culte rendu à Dieu jusqu’à la confection de remèdes contre les sorts ou aux incantations pour rendre un javelot plus mortel. Beaucoup d’auteurs ont cherché à appliquer la distinction, valable en Occident, entre religion et magie, J. G. Frazer suggérait d’appeler religion la prière adressée à une puissance individualisée, magie l’ordre donné à une force impersonnelle. Durkheim assimilait la religion aux rites publics et obligatoires, la magie aux rites privés et facultatifs. Malinowski soutenait que la magie vise un objectif pratique immédiat, la religion le bien-être général. Cependant, chacun de ces critères range dans la magie des rites qui sont d’ordinaire considérés comme religieux et vice versa. De surcroît, ainsi que l’ont montré R. J. Lowie et d’autres, il y a vraiment trop de cas limites entre prière et ordre, obligatoire et facultatif, entre objectifs pratiques et objectifs généraux, pour que ces critères puissent être définitifs. Le sens des mots «religion» et «magie» reste finalement vague; une classification plus précise n’est possible que pour une société donnée.

Partout, on rencontre des croyances à un monde spirituel. Pour la plupart des primitifs, dieux et esprits appartiennent à leur société et symbolisent son unité. Parmi les esprits, les ancêtres défunts ont souvent une place importante, et la croyance en leur pouvoir renforce ainsi le lignage ou tout autre système de parenté. Les mythes qui se rapportent au monde spirituel ont pour objet d’expliquer l’univers, de situer l’homme dans la nature et de justifier la loi morale. Ils servent souvent de base aux droits et obligations existant entre les groupes de parenté ou les groupes de voisinage en matière de propriété foncière, de statut social, de coopération rituelle.

Le rite public sera un acte proprement culturel, ou bien visera au contraire explicitement un but particulier, tel que la fertilité, la santé, l’abondance des récoltes ou la régulation du temps. Le passage d’un individu d’un statut à un autre (naissance, initiation, mariage, mort) est marqué par des rites qui jouent un grand rôle dans l’intégration sociale, comme l’ont montré A. van Gennep dans son ouvrage classique et, après lui, Richards par exemple. Les rites peuvent aussi symboliser la distance sociale, unir des ennemis possibles, clore une querelle ou une guerre. Un péché sera expié par des rites, tels que les sacrifices.

Rites et croyances aident évidemment beaucoup les individus à s’adapter au milieu environnant. Mythologie et dogme religieux ne sont pas rigides. En maintes sociétés, on a constaté du scepticisme, un examen critique, des modifications inconscientes dans la transmission et même des expériences ou des erreurs en matière de procédure rituelle. Mais, grâce au système des croyances, la spéculation intellectuelle est nécessairement contenue dans un cadre limitatif.

9. La régulation sociale

Éducation et sanctions

Chaque individu, dans une société, se comporte selon un ensemble de règles de conduite; c’est ce qu’on appelle l’ordre social. On s’y conforme par volonté réfléchie ou par conditionnement psychologique sans choix conscient; ou bien encore, on y est incité par des mobiles positifs ou négatifs. La régulation sociale est donc faite à la fois de l’éducation des membres et d’un système de récompenses et de punitions (sanctions), qui engendrent chez les individus un comportement conforme aux normes.

En dehors des sociétés civilisées et alphabétisées, il n’existe guère d’éducation organisée. Les enfants apprennent par imitation et participation aux activités, le tout assorti d’éloges et de réprimandes. Le cas échéant, les rites initiatiques donnent plus de poids aux principes moraux, par le truchement du symbolisme et d’une formation explicite. La solennité de l’événement peut être relevée par des ordalies, en particulier de douloureuses circoncisions ou scarifications.

Dans telle société primitive, ce sont des personnes déléguées par la communauté qui appliquent la sanction coutumière selon une procédure traditionnelle. Mais, plus souvent, il n’y a pas de règle en matière de sanction: réaction spontanée d’individus ou bien peine infligée par le groupe, telle la chanson satirique ou l’ostracisme systématique. Dans une communauté restreinte, de telles sanctions sont quelquefois très dures: le manquement aux us et coutumes entraîne, en plus des conséquences matérielles, perte de l’estime et du statut social. La sanction coutumière elle-même ne nécessite pas un jugement: elle relève du chef, d’une société secrète, d’un corps professionnel ou d’un haut personnage religieux, qui n’ont pas à produire de preuves explicites ou à faire état de la loi.

L’individu se gardera souvent de toute infraction parce qu’il en redoute les conséquences en dehors même de toute intervention humaine: l’acte est tabou. Cependant, l’expression symbolique d’une profonde désapprobation sociale peut avoir plus d’effet que la croyance en des suites désastreuses. Plus généralement, la punition divine intervient, affirme-t-on, après une faute morale ou rituelle (péché); la société peut aussi punir directement, surtout si son bien-être est considéré comme mis en danger. Certains péchés doivent être confessés, d’après les études de R. F. Fortune sur les Manus des îles de l’Amirauté, ou bien exigent un sacrifice de réconciliation, comme l’ont montré Evans-Pritchard et Middleton pour des groupes d’Afrique orientale. Les règles morales d’une communauté sont d’ordinaire étayées par sa cosmologie, ses mythes et ses dogmes religieux.

Intervention du droit

La régulation sociale est ainsi un élément du système social, une conséquence indirecte des relations familiales, économiques, politiques et religieuses. Seul le domaine juridique en représente l’institution propre. Thurnwald et Radcliffe-Brown ont proposé de restreindre l’emploi du mot «droit» aux sociétés qui disposent de tribunaux, sous quelque forme que ce soit, et d’une force organisée pour exécuter les décisions. Selon cette définition, bien des sociétés n’ont pas de «droit». Malinowski, pour sa part, y voyait l’ensemble des coutumes contraignantes d’une société, tandis que Lowie, K. N. Llewellyn et E. A. Hoebel l’envisageaient comme la réaction d’une personne à la violation d’une norme avec approbation ou sanction de la communauté. Mais, a souligné Schapera, même si une définition aussi large était adoptée pour inclure tous les usages contraignants, il resterait à examiner à part les procédures judiciaires formelles.

Le droit primitif comprend à la fois la sanction publique des actes mettant en danger la société, ce qui correspond au droit criminel moderne, et le règlement des querelles privées, c’est-à-dire le droit civil actuel. Le premier type est rare, souvent restreint à de graves infractions rituelles, spécialement l’inceste, et à la magie noire ou la sorcellerie. D’autre part, la notion de querelles privées recouvre beaucoup de choses, qui, en Occident, relèvent des affaires criminelles, comme l’homicide et le vol.

Il est rare de trouver une législation proprement dite, exception faite des développements récents en cette matière qu’a repérés Schapera chez les Tswana et qui sont le fait des chefs. S’il existe des tribunaux, la procédure n’est pas du tout la même qu’en Occident. Bien que la plupart des cas soient formellement des conflits privés, les juges n’hésitent pas à rappeler aux deux parties leurs responsabilités morales, car le droit coïncide avec l’éthique et avec l’opinion publique (M. Gluckman et P. Bohannan). Ordalies et serments pourront servir de preuve et l’on admettra le témoignage par ouï-dire; le plus souvent, il n’existe pas d’avocats. L’amende est fréquente, l’emprisonnement rare. Presque partout, bannissement et exil sont les peines les plus sévères.

10. Valeurs et vision du monde

De tout temps, les ethnologues ont étudié ce qu’on appelle les valeurs, mais sous diverses rubriques: croyances, idées ou institutions. Radcliffe-Brown, par exemple, a décrit la valeur sociale d’un phénomène tel que le feu chez les Andamanais. Plus tard, C. Kluckhohn et ses collaborateurs firent des études comparées sur les valeurs parmi plusieurs sociétés voisines au Nouveau-Mexique. R. Redfield se fit l’apôtre de la notion de vision du monde, c’est-à-dire les conceptions caractéristiques d’une population, les catégories qui lui servent à classer et apprécier tous les phénomènes, y compris les actions humaines. Au sens large, seront appelées valeurs des qualités préférentielles attribuées à des actes ou à des objets pris dans un contexte social, en tenant compte des relations existant entre fins et moyens. Plus précisément, selon Kluckhohn, on peut définir la valeur comme la «conception du désirable», influençant le choix entre les divers modes, moyens et buts disponibles de l’action. Certaines valeurs sont explicites, formulables; d’autres sont implicites, comme prémisses impliquées par l’agir: ainsi les Navaho ont la notion d’harmonie entre les éléments de l’univers, valeur implicite qui s’affirme dans maintes façons d’agir, mais rarement dans le discours; seuls l’expriment les chanteurs, qui sont leurs intellectuels. Soumission des individus aux valeurs dominantes, rapport entre explicite et implicite, processus de transformation, telles ont été les préoccupations des ethnologues. Reste un problème théorique aussi bien que pratique (examiné par Redfield et Nadel): dans quelle mesure l’ethnologue est-il influencé dans ses observations et interprétations par son propre système de valeurs?

11. Élargissement du champ de recherche

Les sociétés primitives et non encore alphabétisées n’ont pas été les seules à faire l’objet d’analyses systématiques et d’études intensives sur le terrain. Les premiers ethnologues se considéraient comme historiens des institutions humaines et utilisaient librement des documents provenant de civilisations antiques. Rome et la Grèce en particulier. Plus tard, on découvrit des sociétés qui se transformaient rapidement à mesure qu’elles s’alphabétisaient et que progressait l’influence occidentale en Afrique, en Océanie, et autres régions qui appartenaient auparavant au monde primitif.

L’étude de la culture folklorique des communautés rurales se développa; les pionniers en furent Redfield en Amérique centrale, H. M. Miner au Canada français, C. M. Arensberg en Irlande, J. F. Embree au Japon, H. Fei et F. L. K. Hsu en Chine, et A. Aiyappan en Inde méridionale. Plus récemment, ce fut le tour des communautés paysannes d’Europe et du Moyen-Orient. Il est plus difficile d’isoler le milieu à observer dans les communautés urbaines; on se rapproche beaucoup plus des méthodes classiques de la sociologie. Récemment, ont été menées à bien des études de milieu urbain, notamment en Inde et en Afrique. On s’est aussi intéressé aux problèmes que pose l’industrie en Occident et aux facteurs sociaux et culturels qu’impliquent les transformations techniques. L’ethnologie sociale s’est encore tournée vers des domaines particuliers: l’éducation des enfants, les implications sociales des liens de parenté des différentes sociétés, y compris celles d’Occident; les aspects sociaux de la médecine et de la nutrition tels qu’ils se révèlent dans les attitudes vis-à-vis de la maladie et des soins médicaux; les problèmes posés par des groupes ethniques, tels les Noirs dans les sociétés occidentales ou d’autres minorités, séparés du reste de la société ou objets d’une discrimination, ou encore les activités et l’importance sociale de certaines sectes religieuses. En étudiant toutes ces questions, les ethnologues se sont trouvés en contact avec d’autres chercheurs de sciences sociales pour essayer systématiquement de comprendre la structure des sociétés complexes d’aujourd’hui.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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